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Objectifs atteints, essence perdue : La politique des données de naissance

La pression élevée pour atteindre des objectifs visant à améliorer les résultats de santé des femmes et de leurs bébés peut entraîner des conséquences négatives imprévues.
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Cet article a été rédigé par Jil Molenaar, doctorante au sein du Groupe de recherche sur la santé sexuelle et reproductive de l’IMT et de la Faculté de Médecine et des Sciences de la Santé de l’Université d’Anvers.

Rose, l’une des deux sages-femmes de service dans une maternité du sud de la Tanzanie, s’assied lourdement sur une chaise en poussant un soupir. Le bureau devant elle est encombré de feuilles volantes et de registres qu’elle doit remplir au sujet des femmes qui accouchent sous sa responsabilité. Certains de ces documents sont destinés à soutenir la prise de décision clinique – par exemple, le partogramme permet de suivre la progression du travail en enregistrant les contractions d’une femme. Mais la plupart des documents administratifs ne sont complétés qu’après l’accouchement, “une fois que la mère et le bébé sont arrivés en toute sécurité”, comme Rose le décrit elle-même.

Il est compréhensible que cette paperasse ne soit pas sa tâche préférée. Elle demande beaucoup de temps et, selon Rose, il est presque impossible de répondre à toutes les exigences en matière de rapports. Travailler dans une maternité est imprévisible : certaines gardes se passent sans qu’aucune nouvelle patiente n’arrive, tandis que d’autres jours, Rose doit s’occuper de cinq femmes en travail en même temps. Lorsqu’une patiente nécessite des soins urgents, la documentation est sa dernière préoccupation : “En cas d’urgence, on laisse de côté la paperasse, car on ne peut pas s’occuper de l’administration quand un patient a besoin d’aide”.

Cependant, ses supérieurs n’acceptent pas une documentation incomplète. Les données collectées par les soignants sont rapportées au bureau de santé du district, avant d’être transmises aux niveaux régional et national. La santé des femmes et des nouveau-nés figure en bonne place sur l’agenda politique en Tanzanie, et les données sur leur survie sont étroitement surveillées. Les hauts fonctionnaires du gouvernement tanzanien et les gestionnaires de la santé ont récemment renouvelé leur engagement à parvenir à « zéro décès maternel ». En conséquence, explique Rose, les données sur les mères et leurs bébés sont devenues des “affaires politiques”.

Ce phénomène n’est pas propre à la Tanzanie. Au cours des dernières décennies, la communauté internationale s’est de plus en plus concentrée sur l’atteinte d’objectifs, tels que les Objectifs de Développement Durable (ODD). Dans les pays dépendants de l’aide internationale, cela a souvent conduit à ce que l’on appelle une « culture des objectifs ». Les décideurs et les bailleurs de fonds veulent savoir combien de vies ont été sauvées grâce à des politiques et des interventions spécifiques, et à quel coût. Suivre les progrès réalisés par rapport à des objectifs mondiaux est de plus en plus prioritaire, ce qui nécessite la collecte de données.

Meeting-the-target-but-missing-the-point-2 Une grande pile de documents et de registres sur une étagère dans un hôpital de maternité en Tanzanie

Les objectifs naissent souvent de bonnes intentions et peuvent produire des bénéfices réels. Fixer un objectif commun peut générer un élan et tenir les dirigeants responsables de la poursuite d’accouchements plus sûrs. Cependant, certains objectifs sont irréalistes dans des contextes où la santé des femmes est influencée par la pauvreté et les inégalités sociales, et où les systèmes de santé manquent de personnel, de matériel et de médicaments essentiels. Améliorer la santé maternelle et néonatale est complexe ; il n’existe pas de solution miracle. Et comme l’expérience de Rose et de ses collègues le démontre, une culture des objectifs peut aussi créer un environnement où les soignants ont peur d’être blâmés s’ils rapportent des résultats négatifs.

Cette peur peut aller jusqu’à falsifier les faits. Une récente revue des recherches menées dans les pays à revenu faible et intermédiaire montre qu’il n’est pas rare que les soignants manipulent les données relatives à la santé maternelle et néonatale. Pour atteindre certains objectifs ou éviter d’être blâmés, les soignants peuvent modifier ou falsifier des données qu’ils devraient signaler.

Bien que ce sujet soit sensible pour Rose et ses collègues, ils ont donné plusieurs exemples de ce qu’ils appellent “cuisiner” les données. Une sage-femme a expliqué que, lors de gardes où il est impossible de surveiller aussi fréquemment que nécessaire les battements de cœur des bébés à naître pour toutes les patientes, des signaux d’alarme peuvent être manqués. Mais pour éviter d’être tenue responsable de problèmes éventuels, la sage-femme peut prétendre avoir surveillé le rythme cardiaque fœtal plus souvent : “Vous écoutez la mère, oh non ! Elle montrait déjà des signes de détresse fœtale. Alors, vous écrivez des données fictives sur le partogramme”. Pour éviter des critiques pour des données incomplètes, ou pour se protéger d’être tenue pour responsable d’une issue défavorable, les soignants peuvent donc fabriquer ou altérer des données.

Une “culture des objectifs” peut avoir des conséquences indésirables sur la qualité des données. Si les attentes sont irréalistes et que les soignants craignent d’être blâmés ou de perdre leur emploi, ils peuvent se sentir obligés de falsifier les données, ce qui conduit à des chiffres non représentatifs de la réalité. Nous devons réfléchir à la manière de rendre la charge de collecte des données réalisable et pertinente pour les soignants qui la mettent en œuvre, afin que l’utilité des données pour l’amélioration des soins aux patients leur soit claire. Sinon, nous pourrions atteindre l’objectif, mais manquer l’essentiel.

Cet article a été initialement publié sur le site de la Maternal Health Task Force. Les citations et observations proviennent d’une recherche qualitative menée dans le sud de la Tanzanie par Jil Molenaar en 2023. Afin de préserver la confidentialité, les noms ont été modifiés et les lieux n’ont pas été spécifiés. Jil est soutenue par une bourse doctorale du Fonds de la Recherche Scientifique – Flandre (FWO), numéro de référence 1130325N.

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