« On ne meurt pas de la lèpre, mais avec la lèpre »


Le Prof. Epco Hasker est épidémiologiste au Département de Santé Publique de l'Institut de Médecine Tropicale (IMT). Depuis 2016, il coordonne des projets de recherche pour lutter contre la lèpre aux Comores et à Madagascar. La recherche qu'il mène en collaboration avec des partenaires locaux, des institutions et des organisations caritatives comme la Fondation Damien a récemment été récompensée par le prix Anne Maurer-Cecchini.
Beaucoup d'entre nous connaissons la lèpre à travers des récits anciens et médiévaux. Comment attrape-t-on cette maladie exactement ?
Epco: Vous contractez le bacille responsable de la lèpre par les voies respiratoires. Ce bacille se multiplie et se propage aux nerfs périphériques. La maladie affecte la peau, les nerfs périphériques, les muqueuses des voies respiratoires supérieures et les yeux.
Elle commence par une perte de sensation. Par exemple, si vous tenez une casserole chaude, vous ne le sentez pas. Ou si vous marchez avec un caillou dans votre chaussure, les plaies qui en résultent s'infectent. Ces plaies s'aggravent, ce qui peut entraîner la perte de doigts ou d'autres parties du corps.
Les nerfs contrôlant les muscles étant également affectés, vous pouvez perdre de la force et développer des déformations, comme des mains en griffe. Si le processus pathologique dure longtemps, les dommages deviennent irréversibles. On ne meurt pas de la lèpre elle-même, mais avec elle.
Comment traite-t-on la lèpre?
Epco : Seulement 5 à 10 % des personnes infectées par le bacille développent réellement la maladie, et la période d'incubation de la lèpre est très longue. Pendant cette période, nous pouvons administrer une prophylaxie, un traitement médical qui empêche le développement de la maladie.
Si une personne est déjà atteinte de lèpre, elle doit suivre un traitement de six mois à un an avec trois médicaments différents. Ces médicaments sont très efficaces. Si la maladie est détectée à temps, il n'y a aucun problème. Mais une fois que des déformations se sont installées, elles ne peuvent plus être corrigées.
Le projet BE-PEOPLE est le successeur du projet PEOPLE. De quoi s'agissait-il ?
Epco : En 2016, la Fondation Damien était déjà active depuis près de quarante ans aux Comores, offrant des soins de qualité contre la lèpre. Cependant, ils constataient que le nombre de nouveaux cas ne diminuait pas. Ils ont donc demandé à la Prof. Bouke de Jong et à moi-même d'élaborer un projet scientifique.

Comment la Fondation Damien a-t-elle su qu'elle pouvait compter sur l'IMT ?
Epco : Bouke était déjà impliquée dans des projets avec la Fondation Damien autour de la tuberculose. Pour ma part, je faisais partie d’un jury qui évaluait leurs propositions de recherche. Ils avaient déjà une proposition sur la prophylaxie, mais ce n’était pas exactement ce dont ils avaient besoin. J’ai proposé de l’améliorer.
La fondation Damien nous a alors invités à nous rendre aux Comores, où ils disposaient d’une excellente équipe dirigée par le Dr. Younoussa Assoumani, avec laquelle nous avons pu collaborer efficacement. Nous avons commencé avec une petite étude et constaté que la Fondation Damien menait depuis plusieurs années des mini-campagnes de dépistage centralisé. Ces campagnes ont permis d’identifier de nombreux nouveaux cas de lèpre.
Vous avez découvert que la Fondation Damien avait déjà fait un premier pas utile.
Epco : Tout à fait. Deux ans avant notre arrivée, ils avaient déjà administré de la rifampicine à titre prophylactique aux contacts des malades de la lèpre dans quatre villages. J’ai suggéré d’effectuer un dépistage auprès de l’ensemble de la population de ces quatre villages afin d’évaluer son impact.
C’est ce qu’ils ont fait, et il s’est avéré qu’il y avait un grand nombre de cas de lèpre, atteignant jusqu’à 2 % de la population dans certains villages. Ce chiffre est élevé, car normalement, on estime que seulement 0,01 % de la population est atteinte de lèpre. Cela nous a permis de conclure que les mini-campagnes et l’administration de rifampicine aux seuls contacts individuels étaient insuffisantes.
Nous avons donc élaboré une proposition de projet dans le cadre de l’EDCTP (financé par l’Union européenne). Dans un district de Madagascar et des Comores, nous avons divisé les villages en quatre groupes. Dans le premier groupe, nous n’avons effectué que du dépistage et du traitement en porte-à-porte des malades de la lèpre, qui servait de groupe de référence. Dans le deuxième groupe, nous avons fourni de la rifampicine à tous les contacts familiaux. Dans le troisième groupe, nous avons distribué de la rifampicine à l’ensemble du village. Dans le dernier groupe, nous avons également effectué un test sérologique pour détecter l’infection par la lèpre. En cas de résultat positif, nous avons administré de la rifampicine."
Que montre votre étude actuelle ?
Epco : Lorsqu’un traitement prophylactique avec de la rifampicine a été administré à l’ensemble des villageois, nous avons observé une réduction d’environ 45 % du risque individuel et collectif de contracter la lèpre. Bien que cet effet soit positif, il n’est pas aussi significatif que nous l’espérions.
Comment ça se fait?
Epco : Cela pourrait être dû à une transmission très élevée ou à une infection par une dose importante de bacilles, rendant une seule dose de rifampicine insuffisante. C’est pourquoi nous essayons maintenant une combinaison plus forte avec de la rifampicine et de la bédacilline dans l’étude BE-PEOPLE.
Dans cette étude, financée par Janssen Pharmaceutica, nous essayons une combinaison de rifampicine et de bédaquiline. La bédaquiline est en réalité un médicament anti-tuberculeux. Il s’agissait du premier médicament anti-tuberculeux en 40 ans lorsqu’il est arrivé sur le marché il y a une dizaine d’années. Il est très efficace, même contre la tuberculose multirésistante. La bactérie qui cause la lèpre et celle qui cause la tuberculose se ressemblent beaucoup. Elles sont sensibles au même type d’antibiotiques.
L’étude PEOPLE a reçu le prix Anne Maurer-Cecchini. Vous dites que vous n’avez obtenu qu’une réduction de 45 % et que les résultats étaient donc quelque peu décevants, mais cela s’est avéré suffisant pour remporter le prix ?
Epco : C’était simplement une très bonne étude scientifique, bien conçue et bien réalisée par une équipe très compétente. Mais une étude précédente en Indonésie, dans laquelle toute la population d’une île avait reçu une prophylaxie, avait montré un effet bien plus important, avec une réduction de 70 à 80 %. Nous espérons que cet effet pourra être atteint avec l’ajout de la bédaquiline, car celle-ci reste plus longtemps dans le sang. De plus, en administrant deux médicaments en même temps, nous attendons un effet plus significatif.

Avez-vous déjà une idée du succès de la nouvelle étude ?
Epco : Non, nous venons juste de terminer le premier cycle d’intervention. Nous devons maintenant assurer le suivi dans les 44 villages participant à l’étude. Cette fois, il n’y a que deux groupes dans l’étude. Tous les patients atteints de lèpre que nous identifions sont directement traités, mais dans le premier groupe de villages, nous administrons de la rifampicine et de la bédaquiline aux habitants qui n’ont pas la lèpre. Dans le deuxième groupe de villages, nous donnons uniquement de la rifampicine.
La professeur Bouke de Jong est au Département des Sciences Biomédicales, tandis que vous êtes au Département de Santé Publique. Est-ce un bon exemple de collaboration interdisciplinaire ?
Epco : C’est un excellent exemple ! Nous avons chacun notre rôle et formons ensemble une équipe très solide. Bien que nous ayons tous deux déjà collaboré avec la Fondation Damien et que nous soyons collègues, c’est dans le cadre de ce projet que nous avons vraiment travaillé ensemble pour la première fois.
Comment êtes-vous arrivé à l’IMT ?
Epco : En 1989, j’ai suivi le cours de médecine tropicale à l’IMT, où j’ai même rencontré ma femme. Par la suite, nous avons travaillé une quinzaine d’années à l’étranger. Entre-temps, en 2001-2002, nous avons suivi ensemble le programme de master à l’IMT. C’est à ce moment que j’ai rencontré la professeure Marleen Boelaert. En 2008, nous avons souhaité revenir en Europe. J’ai alors contacté Marleen pour lui demander si elle avait un poste vacant. Elle m’a immédiatement répondu qu’il y avait un poste disponible !

C’est pour cela que sa photo est ici sur votre étagère ?
Epco : Oui, Marleen était un modèle pour moi, absolument.
Qu’espérez-vous accomplir avec BE-PEOPLE ?
Epco : J’espère que l’effet protecteur augmentera encore. Si c’est le cas, j’espère que cette combinaison deviendra une recommandation mondiale de l’OMS. Mais nous ne pouvons pas encore l’affirmer, car nous devons suivre les personnes ayant reçu une prophylaxie pendant trois ans. Au cours des 18 prochains mois, nous prévoyons de refaire un dépistage dans tous les villages pour offrir une prophylaxie à ceux que nous avons manqués lors du premier cycle. Nous prévoyons de terminer l’étude d’ici 2027, mais nous aimerions obtenir un financement supplémentaire pour suivre les villages une année de plus. Cela nous permettrait d’assurer un suivi suffisamment long pour ceux qui recevront la prophylaxie cette année.
J’ai lu la semaine dernière qu’un vaccin contre la lèpre était en cours de développement ?
Epco : C’est exact, deux vaccins sont en cours de développement, mais ils en sont encore à un stade préliminaire. Nous ne participons pas à ces études. Il existe également un ancien vaccin contre la tuberculose, le BCG, qui offre une protection partielle contre la lèpre.

Une des étapes difficiles dans l’éradication des maladies négligées est de trouver les tout derniers cas. Pensez-vous que ce sera possible pour la lèpre ?
Epco : Oui, dans certains pays, c’est déjà en train de se produire. Nous menons des études pour évaluer si la lèpre est réellement en train de disparaître, ou si l’on passe simplement à côté de nombreux patients parce que le système de dépistage n’est plus en place ou ne fonctionne plus correctement. C’est pourquoi la collaboration avec le laboratoire de Bouke est très importante. Ils peuvent déterminer si les patients sont infectés par la même bactérie et si les bactéries partagent la même empreinte génétique. Si c’est le cas, nous soupçonnons une chaîne de transmission. Cette région doit alors recevoir une attention particulière.
Combien d’années faudra-t-il encore pour éradiquer la lèpre dans le monde?
Epco : À l’échelle mondiale, encore au moins dix à vingt ans, voire plus. Aux Comores, nous pourrions aller très loin d’ici cinq à dix ans, mais il faudra maintenir une surveillance constante. Les médecins et les infirmiers doivent continuer à penser à la lèpre lorsque des patients viennent avec des symptômes. Si l’incidence tombe en dessous de 1 pour 10 000, un médecin moyen verra peut-être un patient tous les deux ans. Cela augmente le risque de manquer le diagnostic. Nous devons donc rester vigilants.
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